Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.
2.2.7.8 Les prêteurs selon leur sexe
Nous avons recensé 37 femmes parmi les 400 prêteurs et prêteuses (Annexe 7). Leur distribution dans le temps montre qu’elles participent durant l’ensemble de la période étudiée (Tableau 24 et Graphique 26). L’organisation de ces prêts selon le support révèle une présence majoritaire des aquarelles (Graphique 27).
Comme leurs confrères masculins, les femmes artiste participent surtout aux « Loan Exhibitions » organisées avant 1878. Elles y exposent leurs propres créations1. Par son importance, le cas de Frances Anne Hopkins, née Beechey, mérite d’être mis en exergue. Épouse du directeur de la compagnie de la Baie d’Hudson Edward Martin Hopkins, elle l’accompagne lors de ses expéditions en canot de traite2. En 1870, elle prête 16 aquarelles réalisées lors de ces voyages3.
Malgré la présence de quelques artistes, les collectionneuses sont les femmes les plus actives. Il importe de s’arrêter à l’identité publique de ces femmes. D’une certaine façon, elle révèle le rapport à l’oeuvre lors de son prêt. La quasi-totalité d’entre elles s’efface derrière le nom de leur époux. Ainsi en va-t-il de mesdames Redpath, Lyman et Ogilvie qui sont identifiées par les expressions « Mrs. Redpath », « Mrs. Henry H. Lyman » et « Mrs. W. W. Ogilvie ». D’une manière similaire, la particule « Miss » accompagne le nom familial de nombreuses jeunes filles. Cette dynamique transcende les barrières linguistiques puisque l’épouse du sénateur Louis-Joseph Forget devient « Madame Forget ». Elle vaut également pour les artistes qui prêtent leurs propres créations. Ainsi, Frances Anne Beechey prête ses œuvres sous le nom « Mrs. E. M. Hopkins » lors de l’exposition de 1865.
À cause de cette dynamique, il devient parfois difficile d’isoler les femmes prêteuses de leurs maris. Certains tableaux sont prêtés successivement par un collectionneur, son épouse et ses héritiers, suggérant un rapport familial aux oeuvres4. La participation des conjoints à une même exposition mais sous leur propre identité apparaît à l’occasion. En 1903, le courtier William R. Miller prête un paysage marin hollandais5. Au même moment, son épouse est associée à un paysage par Emile van Marcke6. Cette distinction est présente à la fois dans le catalogue et dans le registre de l’AAM où le couple partage la même adresse7. Une situation similaire se produit entre 1868 et 1870 alors que George Henry Frothingham et son épouse prêtent des peintures et des aquarelles sous leur nom distinct8.
Ainsi, deux membres d’un couple peuvent prêter au même moment des œuvres d’art sous leur identité propre. S’il devient difficile de comprendre cette stratégie d’exposition individuelle dans le cadre de cette thèse, le fait que le tableau de madame Miller soit l’un des plus dispendieux de l’exposition pourrait offrir une piste explicative9.
Les femmes de la famille Frothingham se démarquent par leurs prêts à l’AAM. L’histoire de cette famille croise souvent celle de l’association artistique. Elle débute en 1809 par l’arrivée à Montréal du négociant de la Nouvelle-Angleterre John Frothingham10. Au courant des années 1830, son entreprise de commerce de gros en quincaillerie et en ferronnerie domine le marché canadien. Sur le plan personnel, son enrichissement se manifeste entre autres par la construction de la résidence « Piedmont » sur les flancs du Mont-Royal. En 1859, il cède les rênes de l’entreprise familiale à son fils John. Sa participation aux activités de l’AAM est modeste. Comme prêteur, le nom de John Frothingham n’est associé qu’à une œuvre en 1867 sans qu’il ne soit permis de distinguer le père du fils11.
La seconde génération est plus impliquée dans l’association artistique. Son fils George Henry prête 31 œuvres entre 1864 et 187212. La contribution de son épouse s’élève à cinq aquarelles canadiennes13. Fille de John, sœur de George Henry, l’histoire de Louisa Goddard Frothingham est fortement liée à celle de sa famille. Âgée de seize ans au décès de sa mère en 1843, elle promet à son père de s’occuper de la maison14. Elle tient parole jusqu’au décès de ce dernier en 1870. En conséquence, ses fiançailles avec John Henry Robinson Molson sont reportées durant des décennies. Son mariage est célébré en 1873 alors qu’elle est est âgée de 46 ans. Il demeure sans enfant. Au moment du décès de son époux en 1897, elle devient l’héritière d’une partie des fortunes des familles Frothingham et Molson. Jusqu’à son décès en 1910, elle est membre de l’AAM sous son nom de femme mariée, soit « Mrs. J. H. R. Molson15 ». À ce moment, plusieurs de ses œuvres entrent dans la collection permanente de l’association16. Son implication lui permet d’être l’une des rares femmes nommées au titre de Gouverneur (« Governor »)17.
Filles de George Henry, ses nièces Mary et Etheldred sont également actives au sein de l’AAM. Ainsi, la première offre 500 $ à l’association pour l’aider à construire sa galerie d’art permanente18. Surtout, elles prêtent des œuvres lors des « Loan Exhibitions ». Toutefois, leur rang social rend ardu leur identification. En effet, les peintures et les aquarelles sont rattachées à « Miss Frothingham » ou aux héritières de la famille sans identifier le membre de la famille19. Héritière d’une partie de la collection familiale, Etheldred va aussi adopter l’identité de son mari en public lors de ses prêts20.
L’histoire des Frothingham rend parfois difficile le suivi des œuvres et l’identification du rôle des femmes dans le cadre des « Loan Exhibitions ». À titre d’exemple, la peinture la plus prêtée est The Sheperdhess par Jean-François Millet. Elle est associée à George Henry en 1867, à Miss Frothingham en 1878, probablement à cette dernière en 1879 et 1881, puis aux héritières Frothingham entre 1883 et 1888, enfin à madame George F. Benson en 189821. Ainsi, les prêts des femmes paraissent indissociables d’une stratégie familiale.
ANNEXE VII
Liste des femmes ayant prêté des œuvres durant les « Loan Exhibitions »
Benson, (Mrs. George F.)
Bissette, (Miss)
Braubach, Ida
Browne, (Mrs A. A.)
Clouston, (Lady)
David, (Mrs. M. E.)
Drummond, (Lady)
Forget, (Madame)
Frothingham, (Mrs. George Henry)
Frothingham, Louisa Goddard
de Goulier, Kate
Hall, (Mrs William)
Hannaford, (Mrs)
Holmes, (Miss) E.
Hopkins, Frances Anne
Law, (Miss)
Lloyd, (Mrs.)
Lyman, (Miss) [Hannah?]
Lyman, (Mrs Henry)
MacArthur, (Mrs A. Crathern)
MacCulloch, (Mrs. Dr.)
MacDonnell, (Mrs. Richard L.)
MacDougall, (Mrs J.)
Mathias, Delia
Miller, (Mrs. William R.)
Murray, (Mrs. E.)
Norrice, (Mrs. capitaine. William)
Ogilvie, (Mrs. W. W.)
Redpath, (Mrs.)
Rimmer, (Miss) Harriet
Roddick, (Mrs. Thomas G.)
Rose, (Mrs. William)
Ross, (Mrs James)
Sitworth, (Mrs.)
Thackwell, (Mrs. Col.)
Thomas, (Mrs. F. Wolferstan)
Thompson, (Mrs F. W.)
1 À titre d’exemple, Kate de Goulier expose la peinture On Lake Memphremagog en 1865 (cat.59). À ce cas identifié, il faut probablement ajouter Ida Braubach. En 1872, six œuvres de sa main sont exposées (cat.22-26, cat.155). L’organisation du catalogue suggère qu’elle est la prêteuse. Enfin, mentionnons le cas limite de Miss Bessette, treize ans, qui contribue sa peinture religieuse en 1865.
2 Voir l’entrée du Dictionnaire biographique du Canada pour Frances Anne (Hopkins) Beechey.
3 AAM1870, cat.90-101, 103-106.
4 Par exemple, le tableau Girl with Goat and Kid par Matthijs Maris est prêté par George A. Drummond entre 1879 et 1900, par lady Drummond en 1912 et par ses exécuteurs testamentaires en 1918.
5 Zeeland Shore par Jan Hendrick Weissenbruch (cat.59). AAM1903.
6 Cattle Returning Home par Emile van Marcke (cat.54). AAM1903.
7 Voir le registre AAM1903.
8 En 1868, l’époux prête trois peintures par Benjamin Williams Leader, Émile van Marcke et J. W. Hinckly [Thomas Hewer Hinckley?]. Son épouse soumet une peinture par William Perkin Babcock et deux aquarelles par Charles Jones Way. En 1870, il prête six peintures et une aquarelle alors qu’elle contribue à l’événement avec deux autres aquarelles de Charles Jones Way. AAM1868 et AAM1870.
9 Le tableau prêté par madame Miller est évalué à 7 000 $. Parmi toutes les œuvres assurées par l’AAM à cette occasion, seuls quatre paysages par Jacob Maris, Camille Corot et Jan Hendrick Weissenbruch possèdent une valeur plus élevée. À titre comparatif, l’œuvre prêtée par son époux est évaluée à 3 000 $. Ceci étant dit, il est également possible que ce tableau soit inscrit dans une histoire familiale qui nous échappe. Voir registre AAM1903.
10 Voir l’entrée du Dictionnaire biographique du Canada pour John Frothingham.
11 Le tableau Plain of Thebes par Fay[?] est décrit de cette manière dans la presse : « Plains of Thebes, a finely executed and weird landscape. The crimson light of sunset reflected from the hill tops, and the lifeless, gigantic statues of Memnon over the surrounding waters has a strange effect. » Sur le nom du prêteur, voir AAM1867 cat.92. Pour la citation sur le tableau, voir Gazette, 7 février 1867.
12 AAM1864, AAM1867, AAM1868, AAM1870 et AAM1872.
13 AAM1868 et AAM1870.
14 Voir l’entrée du Dictionnaire biographique du Canada pour Louisa Goddard Frothingham.
15 Par exemple, voir le rapport annuel AAM1879, p.23.
16 Dans ce legs figurent cinq tableaux par Cornelius Krieghoff, Adolf Echtler et Thomas Wyck. Voir les fiches des œuvres 1910.095, 1910.307, 1910.308 et 1910.453, ainsi que la fiche 361 dans le volume Sales Paintings au MBAM.
17 À titre d’exemple, en 1881, elle partage cet honneur avec Elizabeth Caroline Orkney et les épouses respectives du docteur Thomas Sterry Hunt et de Robert Moat. Voir rapport annuel 1881 p.9
18 En 1879, elle offre 500 $ à l’AAM pour l’aider à construire sa galerie d’art permanente au Square Phillips. Voir rapport annuel AAM1879, p.14.
19 Les expressions « Heirs Frothingham » et « Frothingham Estate » sont utilisées.
20 Son prêt de 1898 est réalisé sous son nom d’épouse « Mrs. George F. Benson ». AAM1898 cat.57.
21 Le fait qu’Etheldred aurait eu environ 13 ans en 1878 soulève la question de l’identité de la personne ayant réalisé le prêt cette année-là.