Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.


GRAPHIQUE 25 Graphique récapitulatif sur les prêteurs et les prêteuses aux « Loan Exhibitions »

2.2.7.6 Les personnes n’habitant pas à Montréal

Les prêts réalisés par le MCGill College et l’AAM confirment la caractéristique collective des « Loan Exhibitions ». Malgré cela, les collectionneurs privés forment le contingent le plus important de prêteurs (Tableau 23, Graphique 25).

L’AAM a longtemps été considérée comme un regroupement de collectionneurs privés issus de la bourgeoisie anglo-saxonne de Montréal1. Toutefois, il importe de distinguer l’AAM des expositions qu’elle organise. À cause de l’aspect collectif des « Loan Exhibitions », cette distinction est d’autant plus fondamentale.

Ainsi, en utilisant un corpus similaire à celui de cette thèse, Janet M. Brooke a réalisé un travail d’analyse sur le goût des collectionneurs privés à partir des œuvres exposées2. Or, lorsque l’attention se déplace vers l’exposition comme objet d’étude, cette perspective doit impérativement être élargie.

Ces expositions sont un lieu dans lequel plusieurs réalités coexistent. Dans cette pluralité, les prêts des collectionneurs ne forment qu’une de ces composantes. Le tableau et le graphe récapitulatifs illustrent leur importance, certes, mais ils permettent aussi de saisir ces différentes intrications.

En outre, la complexité des prêts des collectionneurs privés est encore plus grande puisqu’ils ne forment pas un bloc homogène. Plutôt, des nuances supplémentaires apparaissent lorsqu’on fractionne leur participation selon leur lieu d’origine, leur profession, leur sexe ou leur langue. L’analyse des prêteurs selon ces traits nous interdit de considérer les « Loan Exhibitions » comme un lieu réservé aux grands collectionneurs montréalais anglo-saxons malgré leur présence significative.

L’identification des prêteurs étrangers pose certains problèmes liés à la documentation fragmentaire et à l’impossibilité de réaliser une sociologie des prêteurs dans le cadre de cette recherche.

D’autres questions plus subtiles s’y ajoutent. Né en Illinois, l’administrateur de chemins de fer William C. van Horne peut-il être considéré comme un étranger ? Né en Écosse et habitant à Sherbrooke au moment de plusieurs de ses prêts, l’homme d’affaires James Ross soulève des questions similaires. Également né en Écosse en 1820, Donald Alexander Smith, premier baron Strathcona et Mount Royal, déménage à Londres en 1896. Or, durant son séjour montréalais, il contribue aux « Loan Exhibitions » à cinq occasions3.

Ces prêts doivent-ils être considérés comme ceux d’un Canadien ou d’un Britannique habitant au Canada ? D’une manière similaire, comment traiter les artistes étrangers qui prêtent des œuvres lors de leur passage dans la métropole ? On le voit, la question de la nationalité soulève des interrogations importantes.

La présentation de quelques exemples permet de les dépasser tout en développant la caractéristique collective des expositions. Pour cette raison, nous déplaçons légèrement la question, allant des prêteurs étrangers vers ceux n’habitant pas Montréal.

Ainsi, quelques collectionneurs privés correspondent à ce critère. Le banquier torontois Edmund Boyd Osler participe à l’événement de 1888 avec deux peintures d’Homer R. Watson4.

Par sa durée dans le temps, la présence du collectionneur sherbrookois Samuel F. Morey mérite d’être relevée. Cet inspecteur général de la Eastern Townships Bank fonde en 1887 la Sherbrooke Library and Art Association5. Regroupant une bibliothèque publique, un espace de lecture, un musée d’histoire naturelle et une salle de réception, cette association possède certaines similitudes avec l’AAM. Entre 1888 et 1903, sa participation aux « Loan Exhibitions » s’élève à dix œuvres6.

Pour certains artistes n’habitant pas la métropole, l’organisation d’expositions par l’AAM constitue un lieu supplémentaire pour diffuser leur travail. L’Ontarien Daniel Fowler participe de cette dynamique. Entre 1867 et 1879, il déplace 22 aquarelles vers la métropole7. La plupart sont mises en vente8. Il décrit son intérêt en ces termes :

As soon as I hear of the existence of the Art Association of Montreal, a company of gentlemen lovers and promoters of the fine arts, I sent down four drawings to one of their annual exhibition. They were all of dead game, and were a novelty at Montreal, il not standing quite alone. They were very well recieved and three of them were immediately sold for a hundred dollars; the fourth being afterwards disposed of at London, Ontario, for higher price than that put on it at Montreal9.

À la même époque où Daniel Fowler envoie ses aquarelles dans la métropole canadienne, il participe également aux expositions de l’American Society of Painters in Water Color (1869-1874) et à l’Ontario Society of Artists (1873-1892). Pour lui, les « Loan Exhibitions » permettent de faire connaître ses œuvres auprès d’un marché élargi.

Des artistes des États-Unis procèdent d’une manière qui s’en rapproche. Associé à l’école de la rivière Hudson, Albert Bierstadt prête Sunset en 186510. Le New-Yorkais William Mason Brown déplace Woodland View vers Montréal la même année11. Bostonnais d’origine mais également établi à New York, Albert Fitch Bellows participe deux fois aux expositions de l’AAM12. Si la proximité géographique peut expliquer l’intérêt des artistes du Nord-Est des États-Unis pour le marché montréalais, la participation des artistes n’habitant pas la métropole ne s’y limite pas.

L’artiste londonien Andrew McCallum peut servir d’exemple afin de préciser certaines nuances. Peintre de paysage, il expose fréquemment dans la métropole anglaise13. Cette stratégie d’exposition semble s’étendre au Canada puisqu’il déplace une peinture intitulée Burnham Beeches en 187014. Mis en vente, le tableau paraît acquis par Richard B. Angus15. La même année, deux aquarelles du même artiste sont exposées16. Elles sont aussi mises en vente. Dans ce cas, le prêteur est le doreur et sculpteur montréalais Augustus James Pell17, un participant régulier des premières expositions de l’AAM18. Mis ensemble, ces éléments soutiennent l’hypothèse selon laquelle la peinture d’Andrew McCallum aurait pu être mise en vente par Augustus James Pell. Elle est solidifiée par le fait qu’il est peut-être une personne-ressource pour les transactions financières au moment de cette exposition19. Toutefois, elle est fragilisée par la présence de James E. Pell en 1867. À ce moment, l’agent sur commission20 est clairement identifié comme étant la personne-ressource21. La situation est donc confuse. Un premier cas de figure suppose que l’artiste ait fait parvenir l’oeuvre directement à l’AAM. Un second cas place un agent comme James E. Pell comme intermédiaire. Un troisième cas associe l’oeuvre à Augustus James Pell.

Si des précisions autour de ce tableau pourraient éclairer l’état du marché de l’art montréalais en 1870, elles perdent en importance dans le cadre de la thèse. En effet, dans tous les cas de figure, l’AAM a inscrit l’artiste comme contributeur de l’oeuvre. Puisque nous cherchons à comprendre la place des « Loan Exhibitions » au sein de l’association artistique, cette inscription demeure l’information importante. Dans cette perspective, la provenance de cette œuvre n’est pas considérée comme étant montréalaise.

Les prêts de quelques artistes de l’extérieur du continent américain sont plus faciles à identifier. En 1889, la « Loan Exhibition » présente des artistes anglais. Cinq d’entre eux déplacent des œuvres vers le Canada. De passage à Montréal à l’été 188922, Alfred East contribue deux peintures23. Les autres artistes ne paraissent pas avoir d’affinités particulière avec la métrople. Ensemble, les Londoniens George Frederick Watts, William Logsdail, G. P. Jacomb-Hood et Solomon J. Solomon prêtent cinq peintures24.

Enfin, rappelons la présence d’oeuvres prêtées par des marchands d’art établis hors de la métropole. Ensemble, les new-yorkaises H. Camp, Cottier et W.E. Montross déplacent 33 œuvres25. Pour sa part, l’écossaise Lawrie & Co. Contribue cinq peintures en 1889 et 189326.


TABLEAU 23 Tableau récapitulatif sur les prêteurs et les prêteuses aux « Loan Exhibitions »

1 Pierre Leduc, « L’origine et le développement de l’Art Association de Montréal (1860-1912) », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 1963, p. 13-14. Le MBAM reprend cette position dans la présentation de son histoire. Voir Georges-Hébert Germain, Un musée dans la ville. Une histoire du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2007.

2 Janet M. Brooke, Le goût de l’art. Les collectionneurs montréalais. 1880-1920, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1989.

3 Voir AAM1883, AAM1887, AAM1888, AAM1891 et AAM1893.

4 Voir AAM1888 catalogue et registre.

5 Sur Samuel F. Morey, voir Monique Nadeau-Saumier, « Un espace et un lieu de culture : le Art Building de Sherbrooke 1887-1927 », thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2007.

6 En 1888, At Eventide par Charles Harry Eaton et A Spring Harmony par Hugh Bolton Jones; en 1891, The Passing Cloud par George Innes, Le Chemin du manoir du bois à Concarneau par Léon Germain Pelouse, Grand-mère, par Theodule Ribot, A Fisherman’s Cottage, Holland par Willem Bastien Tholen; en 1893, Study of a head par Thomas Couture; en 1895, un paysage sans titre précis par Camille Corot; en 1903, Au Bois, effet d’automne par Adolphe Monticelli et La Pasarelle par Constant Troyon. Catalogues et registres AAM1888, AAM1891, AAM1893, AAM1895 et AAM1903.

7 Voir catalogues AAM1867, AAM1868, AAM1870, AAM1872. Le catalogue n’indique pas les prêteurs. Nous posons comme hypothèse qu’il s’agit de l’artiste.

8 Des annotations manuelles dans le catalogue de 1867 indiquent des montants situés entre 8 $ et 20 $. Les aquarelles de 1868 et 1870 sont indiquées comme étant en vente sans information sur le prix. Une seule œuvre est exposée en 1872 et son prix s’établit à 23 $. Aucun information commerciale n’est disponible pour 1879. Catalogues AAM1867, AAM1868, AAM1872 et AAM1879.

9 Frances K. Smith, Daniel Fowler of Amherst Island, 1810-1894, Kingston, Queen’s University, 1979, p.164. L’auteure associe les œuvres citées par l’artiste à celles exposées en 1864. Nous n’avons trouvé aucune information sur les prix des six aquarelles en question.

10 AAM1865 cat.38. Il s’agit probalement de la peinture The Sacramento Valley (Sunset) offerte à l’AAM en 1878 par lord Dufferin. Voir Daily Witness, 16 février 1878, p.4.

11 AAM1865 cat.47. L’oeuvre est à vendre.

12 En 1865, il offre aux bourses montréalaises The Ramble (cat.47). En 1868, il expose deux aquarelles sans les mettre en vente, soit By the Brook (cat.118) et Landscape (cat.119). AAM1865 et AAM1868.

13 Ainsi, il expose 53 peintures à la Royal Academy. Voir Emmanuel Benezit, Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Paris, Gründ, 1999.

14 AAM1870 cat.19.

15 Le collectionneur montréalais expose une œuvre avec le même titre et par le même artiste en 1872 (cat..59). Il s’agit peut-être de A Summer Day in the Woods, recensée dans la même collection en 1879 au moment de son don à l’AAM par Angus. Cette dernière œuvre a été détruite en 1951 après avoir subi des dommages importants. Voir AAM1872, AAM1879, Brooke 1989.

16 Woods near Fontainebleau (cat.72) et Woods at Stoke Pogis (cat.73). AAM1870.

17 Annuaire Lovell 1870-1871 p.398. Il ouvrira sa galerie d’art en 1880.

18 Entre 1864 et 1872, nous avons recensé 35 prêts. De ce nombre, 28 étaient en vente. Catalogues AAM1864, AAM1865, AAM1867, AAM1868, AAM1870 et AAM1872.

19 Le catalogue de 1870 contient la mention « For prices, enquire of Mr. Popham, the Secretary, or of Mr. Pell, at the door. » AAM1870.

20 Lovell le décrit sa profession comme « commission agent ». Annuaire Lovell 1867-1868, p.259.

21 Le catalogue de 1867 porte la mention suivante : « For Prices apply to Mr. S. E. Dawson, or Mr. Popham, of to Mr. J. E. Pell at the door. » AAM1867.

22 Witness, 28 janvier 1890.

23 By Tranquil Waters (cat.6) et In the Time of Buttercups (cat.7). AAM1889.

24 George Frederick Watts prête Love and Life (cat.32). William Logsdail contribue The Bank of England (cat.19) et St. Paul’s and Ludgate Hill (cat.20). Pour sa part, G. P. Jacomb-Hood propose She is not dead, but sleepeth! (cat.16). Enfin, Solomon J. Solomon participe à l’exposition avec Niobe (cat.31). AAM1889.

25 Leur contribution respective se décline ainsi : H. Camp, sept œuvres en 1865, Cottier, vingt-et-une œuvres entre 1888 et 1891, Montross, cinq œuvres en 1900.

26 En 1889, la firme prête The Old Mill Street par Cecil Gordon Lawson et Tulips par Albert Moore. En 1893, ce sont deux paysages par Camille Corot et Vieille Marchande par Alexandre-Gabriel Decamps. Il est à noter qu’un paysage par Camille Corot en 1893 est hors catalogue, mais inscrit dans le registre. Voir les registres et catalogues AAM1889 et AAM1893.