Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.


4.5 L’exposition de 1878 : le défi financier

Ancien vice-président de l’AAM en 1864, conseiller pendant les années suivantes, Benaiah Gibb connaissait le problème posé par William Notman lorsque celui-ci a offert le portrait de l’évêque de Montréal en 1865. L’incapacité pour l’association de construire une galerie d’art permanente a forcé le retour de ce tableau au photographe.

Connaissant les capacités financières limitées de l’AAM, il fournit le terrain et les fonds nécessaires à son établissement durable dans le paysage montréalais. Le terrain est situé à l’intersection des rues Sainte-Catherine et du Square Phillips. Les nombreux problèmes liés à l’éclairage des œuvres et les permanents soucis financiers de l’AAM ont peut-être incité le philanthrope à dicter ses conditions :

I direct that the building so to be erected on said lot shall not be higher than two stories to be of stone lined with buck, the Art Galleries (receiving their light from the roof) to be in the second story, as also the ante-rooms and the portion allotted as a dwelling for the custodian, should more room be required a third story might be raised about twenty feet from the adjoining stone gable of the house to the South East now the property of the Honourable Charles Wilson or his representatives taking care to over shadow the sky lights of the galleries or endanger them by avalanches of Snow, the entrance to be from Phillips Square and the ground floor on the line of Ste Catherine Street to be appropriated to shops, which in a rapidly growing thoroughfare will rent easily, and bring in a handsome revenue to pay interest and other expenses.

Toutefois, la faiblesse institutionnelle de l’AAM le préoccupe. Tout comme William Notman avant lui, il impose une limite temporelle :

Should no commencement be made in actual building of said proposed fine arts gallery for a period of three years from the date of my demise, this bequest of said lot of land to be cancelled, and in that case I hereby declare the same cancelled, and said lot shall revert to and form part of the residue of my estate, but should said building be commenced within the time presented by this paragraph, I give and bequeath the sum of Eight thousand dollars, as soon as the foundations for such buildings are laid, provided my Brother George Gibb will have departed this life, it being my intention that this sum shall be paid out of his share of the residue of my estate as hereinafter provided.

Ainsi débute une véritable course contre la montre. L’AAM est notifiée du décès du collectionneur le 11 juin 18771. Elle hérite directement d’une collection d’œuvres d’art, d’un terrain sur lequel bâtir une galerie d’art permanente et de 8 000 $.

Si le montant semble important, il est insuffisant pour construire l’immeuble requis. Or, l’AAM n’est pas riche. À la construction d’un immeuble de deux étages s’ajoutent les frais de fonctionnement de l’association tels que les salaires, les primes d’assurances, l’éclairage et le transport des œuvres. Ces considérations pratiques inquiètent, mais elle n’empêchent pas le projet d’être mené à terme.

Une première réunion annuelle depuis 1871 est organisée le 13 décembre 18772. L’objectif consiste à réorganiser l’association à la lumière de la dation. L’élection du conseil pose certaines difficultés3. Sur le plan institutionnel, l’idée de créer un musée dédié à la collection de Benaiah Gibb est écartée. Elle n’est pas voulue par l’homme d’affaires. L’aspect collectif inhérent à nature associative de l’AAM doit être préservé.

Toutefois, la contrainte de construire sur le terrain légué déplaît. Plusieurs personnes trouvent plus intéressante la résidence du collectionneur. Située juste à côté et devant être vendue sous peu, elle permettrait de construire un immeuble plus vaste :

Mr Mathews said that some members of the art association, on looking into the will of the late Mr. Gibb, found that provision for revenue was suggested by the erection of shops on St. Catherine street, and have the gallery on the second storey. This plan they believed to be defective, because the gallery would not be sufficiently large, would not, in fact, hold many more than the Gibb collection. They had plans made for the building, but found the expense would be very large. When it became known that the Gibbs’ homestead was to be sold, it occurred to some members that it would be far better to acquire that building than build on the corner lot, for, besides being in the centre of desirable ground, it could be enlarged more readily when occasion required. With reference to the trustees of the Fraser Institute, they were very desirous of joining the art association in the occupancy of the dwelling. If they did join them the funds at their disposal would be ample, without any mortgage. He believed it wise to join with the Fraser Institute4.

Le conseil paraît plutôt favorable à cette suggestion. En novembre 1877, l’AAM avait déjà annoncé son désir d’être dégagé de l’obligation de construire sur le terrain vacant légué par Benaiah Gibb5. Elle l’abandonne sans en préciser les raisons6. En plus du Fraser Institute, l’idée d’unir les forces avec la Mercantile Library Association est évoquée7. Aucune ne porte fruit. L’association décide de demeurer autonome8.

La question financière s’installe au coeur des préoccupations de l’AAM. La dure réalité est présentée aux membres :

Mr. R. A. Prentice – What is the revenue of the art association ?

The Chairman – The art association has no revenue, except the annual subscription.

Mr. Prentice – What did that amount to last year ?

The Chairman – I presume it amounted to nothing.

Mr. Prentice – Suppose we were to purchase this [la résidence de Beniah Gibb], how would you propose to maintain it ?

Mr. Joseph – By mortgage.

Mr. Prentice – What other source of revenue have we ?

The Chairman – We must get a revenue some way.

A Member – We must charge some small amount for admission.

Another Member – We might create a school of instruction.

En ce sens, la « Loan Exhibition » de 1878 est une levée de fonds. La mission éducative est reléguée à l’arrière-plan. Sans ironie par rapport à sa prise de position récente sur l’état des collections montréalaises, l’association organise la promotion de sa huitième exposition en mettant l’accent sur le renouvellement des oeuvres présentes9. Le récent débat autour de cette question est passé sous silence.

Pendant un moment, l’hôtel de ville de Montréal est considéré comme lieu d’accueil10. Heureuse coïncidence, l’inauguration de l’hôtel Windsor est accompagnée d’une visite à Montréal par le gouverneur général du Canada Frederick Hamilton-Temple-Blackwood, 1er comte de Dufferin. L’AAM décide d’y louer la salle des billards pour six journées afin d’y organiser son exposition.

À une échelle moindre, la visite du gouverneur général fait écho à celle du Prince de Galles survenue dix-huit ans plus tôt. Ainsi, des événements protocolaires marquent chaque journée à partir de l’arrivée le 12 février : grand bal, visite à l’Institut Mackay, remise de diplômes à l’université McGill, conversazione de l’AAM et activité militaire. La conversazione se déroule le 15 février 1878 (Figure 1)11.

Encore une fois, les chemins de William Notman et de l’association se croisent. En effet, le photographe et entrepreneur fait partie du syndic ayant construit l’établissement hôtelier12. Il y aménage un salon afin d’exposer sa production artistique et faire la promotion de son studio de la rue Bleury.

Le président de l’AAM Francis Hincks accueille le gouverneur général dans les salles aménagées par le photographe13. Après avoir présenté les autres membres du conseil, la procession se déplace vers la salle de l’exposition. Francis Hincks prononce la seule allocution de la soirée14. Son discours met l’accent sur plusieurs des points relevés jusqu’à maintenant incluant l’importance des beaux-arts dans la création d’un sentiment de fierté montréalais et canadien. Bien qu’elle n’ait constitué qu’une faible partie des œuvres exposées, le rôle de la loterie comme soutien aux artistes est fortement souligné15.

Surtout, les besoins monétaires de l’AAM sont décrits. Les coûts pour la construction du nouvel immeuble de l’association sont évalués à 29 000 $16. En plus du legs de Benaiah Gibb, neuf personnes ont déjà promis un don individuel de 500 $17. Les besoins demeurent immenses et un appel à la générosité du public est lancé : « […] it is earnestly hoped that the remainder of the sum required will be contributed this evening, so that no delay may take place in commencing the building of the Art Gallery18. » Le soutien du gouverneur général prend plusieurs formes. La presse mentionne son généreux don de 500 $19, mais les comptes finaux l’évaluent à 100 $20. Il encourage la générosité des personnes présentes dans le dessein visé par l’AAM. Enfin, il annonce le don d’une toile d’Alfred Bierdstat pour la future collection permanente21.

1 Note envoyée par l’exécuteur testamentaire Robert W. Shepherd au président de l’AAM John Popham, 11 juin 1877, dans le carton des documents retirés des spicilèges, chemise « Administration », conservé au service des archives du MBAM.

2 La teneur de la rencontre est reproduite dans « Art Association », [Montreal Herald?], 14 décembre 1877, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 1, 1864-1887, service des archives du MBAM.

3 « The Chairman [Peter Redpath] said that the next business was the election of a President, Vice-President, Treasurer, and a Council of twelve, six of whom whom remained in office for one year, and six for two years. With regard to the presidency, it was not very easy to get a gentleman to consent to occupy the position, notwithstanding the trouble taken, both by himself and Mr. Popham. He had, however, succeeded in getting the consent of Sir Francis Hincks to accept the office. », dans « Art Association », [Montreal Herald?], 14 décembre 1877, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 1, 1864-1887, service des archives du MBAM.

4 « Art Association », [Montreal Herald?], 14 décembre 1877, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 1, 1864-1887, service des archives du MBAM.

5 Selon une note manuscrite dans les spicilèges du MBAM, la notice paraît la Montreal Gazette, la Gazette officielle et la Minerve pendant un mois.

6 « After careful consideration, the Council decided, that it would be inadvisable to depart from the instructions conveyed by Mr Gibb in his will. », Rencontre du 19 décembre 1878, Annual Meetings / General Meetings, January 1860 – Novembre 1954, p. 78, conservé au service des archives du MBAM.

7 [Mr Joseph] said with reference to the Mercantile Library Association, he had reason to know it was out of existence » dans « Art Association », [Montreal Herald?], 14 décembre 1877, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 1, 1864-1887, service des archives du MBAM.

8 « Whatever the Fraser Institute will be I believe we can stand on our own footing. » dans « Art Association », [Montreal Herald?], 14 décembre 1877, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 1, 1864-1887, service des archives du MBAM.

9 « A very choice and valuable collection of Paintings, Drawings, &c., will be exhibited, none of which, with but four exceptions, have been exhibited before by the Association », publicité parue le 15 février 1878, Montreal Daily Witness, p. 4.

10 « It is proposed to hold the Conversazione in the New City Hall, if it affords sufficient facilities, and a committee of the Council were appointed to inquire into the matter. ». Extrait du Montreal Herald, [12?] décembre 1877, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 1, 1864-1887, service des archives du MBAM.

11 « The Vice-Regal Visit », The Montreal Daily Witness, 16 février 1878, p. 4.

12 Stanley Triggs, William Notman. L’empreinte d’un studio. Toronto, Musée des beaux-arts de l’Ontario, 1986, p. 29.

13 Francis Hincks est également président d’honneur du banquet des citoyens de Montréal organisé le 14 février 1878. Voir « The Vice-Regal Visit. The Citizens’ Banquet to the Governor-General », The Montreal Daily Witness, 15 février 1878, p. 4.

14 La copie originale de son discours se trouve dans le carton des documents retirés des spicilèges, chemise «Address to the Governor General», conservé au service des archives du MBAM.

15 « The exhibitions which have been held, and of which the present is the eighth in number, have been useful in various ways. It has been customary to purchase the paintings of local artists by the Association, and to distribute them by lottery to the members, and incentives have thus been held out to Canadian youths to devote themselves to art, and to repair for the best instruction to European schools. », reproduit dans « The Vice-Regal Visit », The Montreal Daily Witness, 16 février 1878, p. 4.

16 La construction de l’immeuble avoisine 21 000 $. Il faut ajouter à ce montant environ 8 000 $ pour les meubles et l’aménagement intérieur. Rencontre du 19 décembre 1878, Annual Meetings / General Meetings, January 1860 – Novembre 1954, p. 75, conservé au service des archives du MBAM.

17 « The Vice-Regal Visit », The Montreal Daily Witness, 16 février 1878, p. 4.

18 « The Vice-Regal Visit », The Montreal Daily Witness, 16 février 1878, p. 4.

19 « The Vice-Regal Visit », The Montreal Daily Witness, 16 février 1878, p. 4.

20 AAM 1879 rapport annuel p. 4.

21 L’annonce est rapportée dans  The Vice-Regal Visit », The Montreal Daily Witness, 16 février 1878, p. 4. La toile en question est The Sacramento Valley (Sunset). Dans les catalogues de 1879, 1880 et 1902, il indiqué qu’elle a été présentée par l’artiste.