Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.
4.3 L’année 1860 – La première conversazione
L’AAM reçoit la sanction royale le 23 avril 1860. Incorporée légalement, elle procède à sa première activité publique le 10 mai 1860 au Nordheimer’s Music Hall1. Elle s’organise sous la forme d’une conversazione, soit une soirée d’échanges intellectuels autour d’un sujet choisi. Ce mode de socialisation n’est pas spécifique aux beaux-arts2.
La soirée s’inscrit dans la mondanité. Une partie du régiment du Royal Canadian Rifle participe à l’ambiance sonore en jouant quelques morceaux d’une manière intermittente. Pour sa part, le musicien Charles Sabatier s’assoie au piano le temps d’une performance. La presse inscrit l’événement dans le plaisir et le raffinement. Le texte de la Montreal Gazette met l’accent sur le confort et la qualité des personnes présentes : « The Music Hall was well, comfortably, filled with a most respectable assemblage of the lovers of art in Montreal. » Le Montreal Herald and Commercial Gazette se place dans une perspective similaire : « The Conversazione is somewhat of a novelty ; but, by judging by the numerous attendance on Thursday evening, we trust that so pleasing and intellectual a mode of spending the evening is likely to become popular among us. » Les articles s’attardent à décrire les personnes participant à la soirée.
Sur le plan institutionnel, cette soirée met en place une dynamique qui accompagnera les expositions de l’AAM au cours des décennies suivantes. Ainsi, à la conversazione du début succédera une visite privée (« Private View ») qui reprendra plusieurs des mêmes caractéristiques, soit la réunion d’un société galante et la présence d’une ambiance musicale autour d’oeuvres d’art. À cette première exposition, la mission éducative de l’AAM paraît dissoute dans l’aspect social et mondain. Une référence est faite à l’amour de l’art (« there is a love of the fine arts »), une autre à la qualité du divertissement (« gratifying and well-sustained entrertainments »). Les ambitions humanistes exprimées quelques mois auparavant ne paraissent guère appuyées à ce moment.
L’inventaire des objets exposés est inconnu. Il ne semble exister aucun registre ou catalogue permettant de les identifier. Les articles parus dans la presse fournissent quelques informations pertinentes. Dans la Montreal Gazette, une seule phrase s’attarde à cet aspect de la soirée : « There was a good collection of paintings, photographs and objects of vertu, with some stereoscopes and microscopes. » La description est plus détaillée dans le Montreal Herald and Commercial Gazette :
Of the various and multifarious specimens of the fine and mechanical Arts, collected and arranged on the occasion, we connot pretend to speak in detail, but must content ourselves with saying that, besides some few really good pictures, and some which were not so good, there was quite a large and extremely interesting collection of admirably executed photographs and pencil sketches on view, some splendid specimens of Chinese carving, embroidery and cabinet work and an infinitude of beautiful stereoscopic daguerrotypes. There were also many splendid volumes of choice engravings distributed upon the tables. The most interesting object of attraction, however, was, undoubtledly, a glass-covered case, containing some magnicifent swords, presented by the Sultan, and others to His Excellency the Commander of the Forces, and by him kindly contributed, as specimen of the arts.
Quelques éléments pertinents à notre thèse méritent d’être soulignés. En premier lieu, la définition d’une œuvre d’art demeure floue. L’exposition regroupe à la fois des objets issus des beaux-arts, de l’artisanat et de l’industrie. Si la distinction entre ces domaines est établie, il n’existe aucun obstacle à leur réunion dans le cadre de cet événement. Le seul critère exigé semble avoir été la qualité de l’objet.
D’une manière corollaire, aucune hiérarchie entre les supports n’existe. Il importe peu que l’objet soit une peinture, un meuble, une photographie ou un sabre. L’exposition se situe dans la promotion des beaux-arts et du travail bien fait. En ce sens, il est peu étonnant que les objets retenant l’attention combinent à la fois beauté, maîtrise technique et provenance exceptionnelle.
En second lieu, il convient de remarquer que la presse n’adopte pas une attitude très critique à l’égard de l’événement. Si elle se permet de juger que certaines œuvres sont moins bonnes, elle ne décrit pas les critères l’ayant menée à exprimer cette opinion. Plutôt, elle adopte également une attitude de promotion des beaux-arts en mettant l’accent sur certains objets qu’elle isole.
En dernier lieu, l’identité des prêteurs n’est pas révélée. Il est probable qu’il s’agisse surtout de membres de l’AAM. Ainsi, les épées sont soumises par sir William Fenwick Williams, lieutenant général des forces armées de l’Amérique du Nord britannique et souscripteur initial de l’association3. Elles ont possiblement été obtenues lors de sa participation à la Guerre de Crimée entre 1854 et 18564.
L’AAM n’est pas la seule organisation à exposer des œuvres d’art à Montréal à ce moment. En janvier 1860, le Mechanics’ Institute propose un panorama intitulé Le Voyage pittoresque en Afrique, aux Etats-Unis et au Canada5. Dans ce cas, L’Ordre et le Herald emploient l’expression d’œuvre d’art6.
Les magasins, librairies et autres commerces diffusent également des images. En février, des ambrotypes et autres portraits par Thomas Moore & Cie sont exposés au second étage du magasin du chapelier Antoine Bazinet7. Des ventes publiques de gravures, lithographies et chromolithographies sont organisées à la papeterie Graham & Muir en mai, à la libraire Horne en juin et à la librairie Dawson en juillet et août8. Lieu de la conversazione de l’AAM, le Nordheimer Hall héberge un encan mené par Henri J. Shaw le 16 juin 1860 où se retrouvent des œuvres originales et des copies d’artistes allemands, anglais et français9. Enfin, à cette époque, le photographe William Notman utilise depuis quelques temps son studio comme lieu d’exposition10. En 1859, ses publicités incitent le public à visiter la galerie, spécifiant qu’il s’agit du seul endroit où il est possible de contempler ses photographies, ambrotypes, miniatures, daguerrotypes et stéréoscopes11. Le photographe y expose en août 1859 des vues du cimetière du Mont-Royal12. La formule semble plaire puisque le photographe doit agrandir et rendre plus confortable cet espace13. Cette stratégie a permis à Stanley Triggs de qualifier le studio de William Notman du seul espace public d’exposition de Montréal14.
Ainsi, le premier événement organisé par l’AAM est une conversation autour de l’art. Ce dernier terme se définit plutôt largement puisqu’il englobe les beaux-arts, la photographie, les arts décoratifs, les objets issus de la technique et les curiosités. Baignée de musique, l’ambiance favorise les échanges sociaux. Ils ne sont complétés par aucune conférence sur l’art.
Au premier abord, la mission éducative de l’association paraît avoir cédé le pas aux mondanités. De plus, d’autres activités de promotion des beaux-arts existent dans la ville en 1860.
Toutefois, une caractéristique distingue l’initiative de l’AAM des autres. En effet, les autres entreprises sont guidées par le commerce et le divertissement. La conversazione de l’AAM est purement inscrite dans la promotion de l’art pour la promotion de l’art, même si les mondanités y jouent un rôle important.
1 Les principales sources décrivant cet événement sont « The Conversazione », The Montreal Herald and Commercial Gazette, 12 mai 1860, [p. 2] et un article de la Gazette du 12 mai 1860 cité dans Dennis Reid, Our Own Country Canada, Ottawa, National Gallery of Canada, 1979 p.18.
2 Les dictionnaires Webster’s de 1848 et 1886 situent son origine en Italie et précisent son usage autour des questions littéraires : « A meeting for conversation, particularly on literary subjects. » Voir Noah Webster, Chauncey Allen Goodrich et Noah Porter, An American Dictionary of the English Language, Springflied (Massachusetts), Merriam, 1848, p.262 et Noah Webster, Webster’s Complete Dictionary of the English Language, Londres, George Bell & Sons, 1886, p.289.
3 List of Original Suscribers to the Art Association of Montreal, document retiré des spicilèges de l’AAM, conservé dans la boîte A1848 au service des archives du MBAM.
4 William Fenwick Williams arrive en Turquie en septembre 1854. Surtout engagé dans la défense de Kars, il négocie sa reddition aux Russes en novembre. Prisonnier, il est libéré quelques mois plus tard à la fin de la guerre. Il rencontre le tsar Alexandre II, puis retourne à Londres en mars 1856. Voir P. B. Waite, « Sir William Fenwick Williams » dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11, Québec / Toronto, Université Laval / University of Toronto, 2003, [en ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/williams_william_fenwick_11F.html, page consultée le 2 octobre 2019.
5 Publicité parue dans L’Ordre, 27 janvier 1860, [p. 3].
6 En français, l’expression utilisée est « chef-d’oeuvre de l’art ». En anglais, elle est formulée en ces termes : « This beautiful work of art is receiving much commendation from those best able to judge its merits, nightly, at the Merchanic’s Hall, where appreciative audiences, consisting of the elite of city, and, without the aid of modern appliances, forced puffs, and « Barnumisms, » it is fast winning its way into popular favour. […] Good music in attendance. ». Voir « Panorama de Warden », L’Ordre, 31 janvier 1860, [p. 2] ; « Warden’s Panorama », Montreal Herald and Daily Commerce, 31 janvier 1860, [p. 2].
7 Publicité parue dans L’Ordre, 4 février 1860, [p.4].
8 Hélène Sicotte, « L’implantation de la galerie d’art à Montréal : le cas de W. Scott & Sons, 1859-1914. Comment la révision du concept d’œuvre d’art autorisa la spécialisation du commerce d’art », thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, juillet 2003, p. 558-559.
9 Ib., p. 558.
10 L’année 1860 marque un accroissement important de son studio. Voir Stanley Triggs, Le studio de William Notman. Objectif Canada/William Notman’s Studio. The Canadian Picture, Montréal, Musée McCord d’histoire canadienne et McGill-Queen’s University Press, 1992, pages 20 et 48.
11 « Specimens to be seen at Mr. Notman’s Studio, 11 De Bleury Street. Observe the address ; no specimens exhibite outside », publicité parue dans le Montreal Herald and Daily Commerce, 8 août 1859, [p. 2]. Le 9 août 1859, le studio de William Notman est rouvert au public à la suite d’un incendie. La même publicité est diffusée à quelques occasions dans le même journal en 1860, dont les 14 mars et 24 mars.
12 Publicité parue dans le Montreal Herald and Daily Commerce, 22 août 1859, [p. 1].
13 « Owing to the continued increase to his business, Mr. Notman has been induced to enlarge his Studio [….]. Parties are freely invited to visit his Studio, which will be found both pleasant and interesting. ». Publicité parue dans le Montreal Herald and Daily Commerce, 10 avril 1860, [p. 1].
14 Stanley Triggs, William Notman. L’empreinte d’un studio, Toronto, Musée des beaux-arts de l’Ontario / Coach House Press, 1985, p.148.