À l’automne 1989, je débutais mon parcours universitaire. Après une longue réflexion, j’avais choisi l’École Polytechnique de Montréal pour ce nouveau moment de ma vie.

La première session avait débuté avec la fameuse initiation. Nous étions séparés en groupes et nous étions mis en compétition les uns avec les autres pendant une semaine. En relevant des défis, nous pouvions devenir le groupe gagnant. Certains s’investissaient grandement dans ce jeu, d’autres moins. Toutefois, il était impossible d’y échapper. Si l’exercice n’était pas particulièrement agréable, il permettait de tisser des liens d’amitié rapidement.

À l’École Polytechnique en septembre 1989

La première année de Polytechnique était aussi marquée par un tronc commun. Tous et toutes devaient suivre les mêmes cours avant de débuter leur spécialisation durant les trois années suivantes. Les cours étaient variés et incluaient la théorie sur la physique des matériaux, la statique, le dessin technique, etc. Les cours étaient intenses, la matière dense et le rythme d’apprentissage rapide. La session universitaire filait à un rythme d’enfer.

Décembre annonçait le début du sprint final. Les derniers cours se terminaient et les examens finaux arrivaient rapidement. Certaines personnes des cohortes plus avancées se promenaient dans les couloirs avec leur projet sous le bras, morceaux d’un prototype quelconque à présenter rapidement au professeur concerné. La fatigue était présente. L’ambience demeurait marquée par cet étrange mélange d’esprit taquin, de saine compétition et de créativité matérialisée qui caractérise Poly.

L’un des lieux de rassemblement préférés était le Salon. Il s’agissait d’un atrium au premier niveau avec quelques endroits pour s’asseoir, situé près de nombreux services. Pour l’atteindre, il suffisait de grimper l’escalier mécanique. Pratique, central et facilement accessible. Le bureau du registraire le voisinait.

Le 6 décembre 1989, j’avais donné rendez-vous à une copine à cet endroit à 16h30. Elle étudiait aux Hautes Études Commerciales. L’immeuble était situé en bas de la côte, sur la rue De Celles.

La fin de session étant ce qu’elle est, j’avais terminé en avance mon cours de dessin technique. Sous le coup d’une impulsion, vers 16h, j’ai décidé de la surprendre et d’aller la rejoindre. J’ai donc quitté le Salon pour filer vers la sortie de Poly.

Sur ma route, j’ai croisé un gars qui détonait du lot. Il transportait un gros paquet noir. Il aurait pu s’agir d’un simple étudiant avec son projet. Par contre, d’après les descriptions que j’ai lues, le portrait lui correspond.

Je ne saurais jamais si c’était lui. Je ne me suis rappelé de lui qu’après les événements. Il aurait flâné dans le coin du Salon avant de débuter son carnage dans le bureau voisin du registrariat, dit-on. Il se serait ensuite promené dans les étages. Mes collègues du cours de dessin, au sixième étage, n’ont pas été visées. Ça aurait pu être lui. Ce n’était peut-être qu’un étudiant ordinaire. J’en frissonne toujours, malgré tout.

Je n’ai rien su de ce qui se passait à Poly avant mon retour à la maison vers 19h. À ce moment, mon frère m’a téléphoné. Il était inquiet pour mon sort. En allumant le téléviseur, j’ai vécu mon premier choc. Voir des lieux si familiers être envahis de policiers et d’ambulanciers est déstabilisant. Voir des civières quitter son école est troublant. Comprendre l’ampleur du drame est attristant. Apprendre les motifs derrière ce geste crapuleux est enrageant.

Pour moi, la suite des événements a été curieuse. À une époque où tout se passait par téléphone et par courrier, ne pas connaître l’état de la situation était frustrant, mais commun. Des communications avec les compagnons et les compagnes d’étude apportaient parfois un éclairage nouveau. Sinon, les journaux et les bulletins télévisés m’apprenaient la suite des événements en même temps que tout le monde.

Il fallait bien terminer la session. La fin a été fixée en janvier. Le début de la prochaine session a commencé immédiatement après ce moment. Mon sentiment était qu’il fallait oublier. Passer à autre chose. Faire comme si. Reprendre les cours… « normalement ».

Normalement… même lorsqu’on croisait une goutte de sang sur son casier en y retournant pour la première fois après un mois… et qu’on se demandait si elle avait toujours été là… et qu’on se demandait s’il s’agissait de peinture, d’une coupure banale ou de ça.

Même lorsque tout le monde avait le moral à terre. Comme lorsque la peur est apparue plus vive dans le regard des étudiantes de la génération X. Nous croyions naïvement que le sexisme était une chose du passé tellement nous nous côtoyions d’égal à égale. Nous ignorions que le sexisme ne disparaît jamais, qu’il ne fait que se métamorphoser.

Je ne peux imaginer ce qu’ont vécu mes collègues étudiantes à cette époque. Je ne suis pas une femme. Je ne peux qu’admirer leur résilience. Les admirer.

Tout ce que je sais, c’est que je l’ai peut-être croisé, lui.

Tout ce que je sais, c’est ce rendez-vous avorté avec une copine au Salon entre 16h et 16h30. Si je n’avais pas eu l’impulsion de partir, j’aurais été là, à ce moment, voyant ma copine arriver, la saluant, lui souriant.

Tout ce que je sais, c’est que je n’aime pas les armes à feu.

Tout ce que je sais, c’est que ma première année à l’université a été un désastre.

Tout ce que je sais, c’est que pendant vingt ans, à chaque 6 décembre, j’étais morose et je pleurais un peu. Je crois que vers 2016 ou 2017, pour la première fois, ce n’est pas arrivé. Et aujourd’hui, je rédige ce texte.

Tout ce que je sais, enfin, c’est que je ne pourrai jamais oublier.

Que je ne pourrai jamais oublier mon 6 décembre 1989.

Qu’il ne faut pas oublier.