Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.
4.6 La Loan Exhibition comme service au membres, la place des artistes canadiens et le cas d’Horatio Walker
Avec l’ouverture de la nouvelle galerie, la succession des expositions d’oeuvres prêtées et l’institutionnalisation de l’Exposition du Printemps, la « Loan Exhibition » se transforme en service aux membres. En montrant les nouvelles entrées dans les collections privées, elle continue de s’inscrire dans la mission de promotion des beaux-arts de l’association.
L’exclusion des artistes canadiens
Toutefois, le désir d’accrocher les meilleures œuvres appartenant aux membres dans le cadre des « Loan Exhibitions » écarte les artistes canadiens contemporains. La critique est clairement exprimée en 1895 : « This exhibition goes to prove that Canadian talent is not appreciated, for out of 83 pictures, there are no Canadians represented. It seems strange with such names as Shannon, Peel, Fraser, Jacobi, Fowler, Bridgeman and many others to select from1. »
Certaines comparaisons entre les artistes canadiens et européens ne sont pas tendres à l’égard des artistes locaux. Elle est manifeste en 1893 lors de l’exposition de l’Académie royale des arts du Canada2. À cette occasion, l’ancien président de l’association John Popham publie une critique dans la presse. Il s’arrête sur le tableau Storm Passing the Oak Glade du peintre Homer Ransford Watson. Il mesure le Canadien à l’aulne des peintres de l’École de Barbizon. Après avoir décrit leur style, la comparaison ne se fait pas à l’avantage de l’artiste local :
Now by the examples laid down it may be assumed that had Diaz or Corot stood on the spot which Mr. Watson occupied when he commenced his sketch they would have made the sun-light behind the oak stronger, the row of trees stretching along the left would have been painted with far less detail and thrown into greater distance, the mass of trees on the right would have been scrumbled and the gypsy tent left out. These differences of treatment would tend to remove a commonplace conception, and the lack of depth and sentiment3.
Le regard porté sur les œuvres canadiennes est critique. Même si leur nombre demeure marginal, certaines peintures à l’huile ou aquarelles font leur apparition dans les « Loan Exhibitions ». Entre 1893 et 1914, quelques œuvres de James Macdonald Barnsley, William Brymner, Wyatt Eaton, Allan Edson, John A. Hammond, Robert Harris, Otto R. Jacobi, James Wilson Morrice et Lucius O’Brien y sont exposées.
L’exception Horatio Walker
Dans ce contexte, la présence de nombreuses toiles d’Horatio Walker lors de la « Loan Exhibition » de 1900 constitue un fait remarquable. L’événement est organisé à la suite du décès du peintre Jacobus Hendricus Maris, dit James Maris dans sa version anglicisée, survenu le 7 août 1899. Le goût de plusieurs collectionneurs montréalais pour ce représentant de l’École de La Haye incite la presse à proposer une exposition :
His works are highly esteemed in this country and especially in Montreal, where there are at the present time about thrity-five of his canvases, representing a sum probably exceeding $150,000. […] It has been suggested that, as Montreal is so rich in the works of this artist, a loan exhibition of his works here would be appreciated, and, if the fortunate possessors of his pictures would only consent to this, it would be a graceful tribute to his memory. To see so many as thirty or thirty-five pieces of this master together would not only be an education to all lovers of art, leading to a knowledge and appreciation of his genius unobtainable by either means, but it would reflect the greatest credit upon the connoisseurship of the picture buyers of this city4.
Le conseil de l’AAM accueille favorablement cette idée. Le 17 novembre 1899, il décide d’organiser une « Loan Exhibition » rétrospective sur les frères Maris5. Environ un mois plus tard, l’idée d’inclure le peintre canadien Horatio Walker est évoquée6. Elle est bien reçue puisque vingt-quatre peintures de l’artiste rejoignent les œuvres hollandaises7.
Les prêteurs des œuvres de l’École de La Haye sont à la fois des collectionneurs, le marchand d’art Scott & Sons et l’AAM. Pour sa part, les peintures et aquarelles d’Horatio Walker sont fournies par l’artiste, le marchand new-yorkais W. E. Montross et les collectionneurs A. T. Landen et George A. Hearn.
Contrairement au travail d’Homer Watson quelques années plus tôt, la comparaison avec les artistes européens se fait à l’avantage du Canadien désormais établi à New York. Le caractère cosmopolite d’un artiste ontarien établi dans la métropole commerciale des États-Unis et peignant des sujets canadiens n’échappe pas à la presse.
Dans sa critique, le Witness se contente d’une description factuelle8. Plus loquace, le Star souligne à la fois ses racines canadiennes et la solidité de son travail :
Mr. Walker is a Canadian and his work which deals largely with French and Canadian subjects, shows fine drawing and a splendid appreciation of values. « His Prodigal Son, » attracted much attention last night and received much praise, not so much for the central figure, as for the clever effects by which the swine lying crouched at the Prodigal’s side, are made to stand out from a background of which they seem part. All the animals drawn by Mr. Walker are full of life and movement ; his oxen and horses stand squarely on their feet. There is no weakness in his treatment of his subjects which is full of vigour at all times9.
Plusieurs éléments contribuent à la présence du Canadien dans une exposition célébrant les peintres de l’École de La Haye. Le traitement des sujets pastoraux le rapproche des œuvres des frères Maris. Toutefois, il n’est pas le seul artiste à explorer cette thématique et, en conséquence, elle ne peut expliquer totalement son inclusion.
Plutôt, elle semble liée au développement de sa carrière. À ce moment, son niveau d’excellence est relevé dans la presse. Son appartenance à la National Academy of Design de New York ne lui nuit pas. Sa collaboration avec le marchand Montross y participe également.
Son succès financier est important. Il le situe au même niveau que les artistes européens. Par exemple, lors de l’exposition de 1900, ses œuvres sont évaluées à 42 350 $10. Ce montant se compare favorablement à ceux associés aux peintre hollandais puisque leurs œuvres ont une valeur financière de 86 270 $11. Les deux peintures les plus chères de l’exposition sont de la main du Canadien12. Il vend trois tableaux valant ensemble 4 300 $13.
Ses collègues canadiens participant à l’Exposition du Printemps pâlissent à côté de ce succès financier. Organisée quelques mois plus tard, le total des ventes qui y sont réalisées atteint 796,25 $14.
La structure associative de l’AAM est un facteur non négligeable dans l’organisation de l’exposition. Ainsi, plusieurs membres du comité responsable de la galerie d’art sont des amateurs de l’École de La Haye dont Edward B. Greenshields15. Ils contribuent plus de la moitié des prêts16. Outre les œuvres fournies par le marchand d’art Scott & Sons et l’AAM, tous les prêts sont réalisés par des membres de l’association17.
L’estime portée à Horatio Walker se manifeste aussi par le prolongement de l’exposition de ses œuvres durant quelques jours après fin de la « Loan Exhibition ».
1 « With Brush and Pencil », Montreal Herald, édition inconnue, 22 novembre 1895, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 4, 1893-1902, service des archives du MBAM.
2 L’exposition est organisée entre le 28 février et le 18 mars 1893. Selon le registre, elle regroupe 373 peintures et aquarelles.
3 John Popham, « The R. C. A. Exhibition. A Criticism of Some of the Pictures Now On View. », The Gazette, 11 mars 1893, p. 7.
4 « Jacob Maris. A Painter with Many Montreal Admirers. An Opportunity for a Loan Exhibition. », Montreal Witness, édition inconnue, 23 septembre 1899, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 2, 1888-1906, service des archives du MBAM.
5 « It was decided to hold a loan exhibition of all the works of James, William and Matthew Maris which could be obtained for that purpose from the collections in Montreal, the opening day to be about the 10th of January next. » Procès-verbal de la réunion du 17 novembre 1899, conseil de l’AAM, Council Meetings. 1895-1925, p. 35-36, conservé au service des archives du MBAM.
6 « It having been suggested that a collection of Paintings by Horatio Walker N. A. should be added to the Loan Exhibition of Maris Pictures, the question was fully considered and left in obeyance pending further particulars as to arrangement with the artist. » Procès-verbal de la réunion du 22 décembre 1899, conseil de l’AAM, Council Meetings. 1895-1925, p. 36, conservé au service des archives du MBAM.
7 AAM1900 catalogue.
8 « There are also twenty-four canvases shown of Horatio Walker, national academician of New York. Mr. Walker, who was present last evening, was born at Lostowel, Ontario, and his work has been much admired, especially his studies of cattle. » « Loan Exhibition », Montreal Witness, édition inconnue, 20 janvier 1900, article conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 4, 1893-1902, service des archives du MBAM.
9 Article sans titre du Montreal Star, 20 janvier 1900, conservé dans les spicilèges de l’AAM, vol. 4, 1893-1902, service des archives du MBAM.
10 AAM1900 registre.
11 Le peintre canadien expose 24 œuvres comparativement à 50 œuvres pour Jacob Maris, Matthijs Maris, Willem Maris, et Hendrik Johannes Haverman. AAM1900 registre.
12 The Prodigal Son et Oxen Drinking sont toutes deux évaluée à 7 500 $. L’oeuvre européenne la plus dispendieuse est Girl With Goat and Kid par Matthijs Maris prêtée par George A. Drummond. Sa valeur se situe à 7 000 $. AAM1900 registres.
13 Tree-Fellers est vendu à Andrew A. Wilson pour 1 800 $, Sheep-Washing à Herbert S. Holt pour 1 500 $ et Woman Feeding Calves à James Ross pour 1 000 $. AAM1900 registres.
14 Ces informations sont conservées dans le registre de l’Exposition du Printemps pour l’année 1900.
15 Ces membres sont Edward B. Greenshields, le docteur William Gardner, William J. Learmont et George A. Drummond. Voir AAM1900 rapport annuel [p. ii]. Edward B. Greenshields rédige deux documents sur le mouvement artistique en 1903 et 1906.
16 Les prêteurs membres du comité sont Richard B. Angus, George A. Drummond, William Gardner, Edward B. Greenshields, William J. Learmont, James Ross et Francis J. Shepherd. L’AAM prête cinq œuvres. Ensemble, ils soumettent 31 peintures, aquarelles et dessin sur les 50 œuvres européennes exposées. AAM1900 registres.
17 Cette information est obtenue par un croisement entre les noms inscrits dans le registre et la liste des membres parue dans le rapport annuel de 1900.