Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.
3.3.2 La constitution de l’AAM
Dans ce contexte, que les personnes intéressées à organiser des expositions, créer une collection permanente, offrir des cours de dessin et réunir une bibliothèque adoptent une forme associative ne surprend pas.
En outre, l’AAM est une association privée. Ce constat est important. Il signifie qu’elle est au service de ses membres, d’abord et avant tout. Il implique également que sa mission est définie par eux. Du point de vue de sa pérennité, il la fragilise. En effet, sa survie dépend de l’intérêt qu’elle suscite, des abonnements qu’elle obtient et des dons qu’elle parvient à obtenir. Ainsi, l’AAM doit plaire à ses membres à l’intérieur de la mission éducative qu’elle s’est donnée.
Le suivi du processus législatif ayant mené à sa constitution montre bien son indépendance à l’égard des pouvoirs publics. Afin de la doter d’une existence légale, une pétition est présentée par l’évêque anglican Francis J. Fulford au gouvernement. D’abord, elle est lue à l’Assemblée législative1. Aucun avis n’étant nécessaire pour son étude2, une deuxième lecture est réalisée avant de l’envoyer en comité privé3. Après son examen4, elle est lue une troisième fois5 puis transmise au Conseil législatif6. Après une nouvelle étude en comité7 et une autre lecture8, elle est adoptée par l’Assemblée législative sans modification9. L’acte d’incorporation de l’AAM reçoit la sanction royale le 23 avril 186010. À partir de cette date, l’association possède une existence légale.
Le détail du processus législatif lors de la création légale de l’AAM montre l’absence d’intervention du gouvernement. Ce point est significatif. Il dote l’association d’une mission d’intérêt public au sein d’une structure privée. À deux moments, cette position à la limite entre ces deux sphères intervient d’une manière importante dans son histoire. En 1877, l’homme d’affaires Benaiah Gibb décède. Son testament transmet la plupart de ses biens et de sa fortune aux membres de sa famille11. Sur le plan philanthropique, il laisse des fonds à des organisations religieuses, des écoles dominicales, des hôpitaux et à l’orphelinat protestant. Pour sa part, l’AAM hérite de fonds, d’un terrain et de sa collection d’oeuvres d’art. Or, l’énoncé du testament indique clairement l’ambiguïté entre l’action publique et la nature privée de l’association :
Having observed a growing taste for the fine arts in this city, and a desire having been frequently expressed by many of our citizens for the formation of a public Picture Gallery, and an Art Association having been formed a few years ago for the promotion of the Fine Arts, of which Association I have myself been a member since its formation. And whereas from the success of recent public exhibitions of works of art held here, and the interest manifested therein by the citizens generally, the Art Association of Montreal has given tokens of a permanent existence. I do theretofore give + bequeath to the City of Montreal, represented by the said Art Association of Montreal, all my collection of Oil paintings consisting view of about Eighty-four, and six Bronzes, as more particularly set forth and described in a list attached to this my Will, and signed by me, and the said Notaries, and I also bequeath to the said Art Association of Montreal my Paintings I may hereafter purchase at any period previous to my death, it being my desire that these paintings may form a nucleus of a permanent gallery of works of art in the City of Montreal12.
D’une manière similaire, ses nièces Catherine Ann Ferguson et Elizabeth Orkney conservent l’usufruit de certaines œuvres jusqu’à leur décès. Toutefois, le transfert de propriété est réalisé dès 1877 :
Having recently imported from France a Bronze Group, namely « Orestes and Ifegenia, » with marble pedestal, and another Statue called « Elzear and Rebecca. » I hereby bequeath the same to the said Art Association of Montreal, but with the condition that they remain in the possession of any said two nieces now residing with me so long as they may wish to retain the same in our present dwelling, save and except the said bronze statue of « Elzear and Rebecca, » which I desire shall be taken possession of immediately after my death by the said Art Association, And I also bequeath two bronzes « Egyptian Winged Sphinxes » on precisely the same conditions as the above mentioned « Orestes and Ifegenia,’ to the said Art Association of Montreal. It is also my will and desire that my said two nieces retain in their possession the two original Oil paintings recently imported from Dusseldorf by Butter, namely « Lake Wallenstadt, » and its mate « Le Lac de quatre Cantons, » until it pleases them to give them up or on the death of the survivor of them, when they will be given up to, and may be claimed by the said Art Association of Montreal. It is also my desire that the twelve pictures and two bronzes in the fortysecond paragraph of this my will, do remain in the possession of my two nieces until the death of the survivor of them, should they so wish to retain them when they will be given up to the said city of Montreal, represented as aforesaid by the said Art Association of Montreal to whom they are bequeathed by this my will13.
Ainsi, dans la perspective de Benaiah Gibb, l’AAM représente la ville de Montréal. Elle occupe une fonction la rapprochant des musées municipaux britanniques. Or, tel n’est pas le statut juridique de l’association. Sa charte a été octroyée par le gouvernement canadien et elle n’est liée d’aucune façon légale à la municipalité. Dans ce contexte, le legs des œuvres d’art à la Ville de Montréal afin de garnir une galerie d’art publique pourrait poser problème. Le conseil d’administration reconnaît que la municipalité en est l’héritière14 . Le flou juridique est levé par les représentants de la municipalité. Présents à la réunion du 13 décembre 1877, les échevins Nathan Mercer, Horatio-Amiral Nelson et Thomas D. Hood déclarent que les œuvres ont réellement été offertes à l’AAM15. Ils les placent clairement dans la sphère privée :
Ald. Mercer remarked that it was very plain from the extract of the will they had heard read, and the clear manner in which it was drawn out, that it was the Art Association that had control over the paintings and funds of the Association, and the Corporation nothing whatever to do with the matter. He was glad it was so, for he did not think it could be in better hands, and he was very sure they would carry out the terms of the will to the satisfaction, not only of the representatives of the deceased, but that of the citizens of Montreal, and they, as individuals, would be called upon to supplement, as far as possible, their private enterprise16.
Le testament de Benaiah Gibb illustre clairement la position particulière occupée par l’AAM, soit une structure privée accomplissant une mission à intérêt public. L’association ne s’y trompe pas et elle l’utilise parfois à son avantage. En 1889, elle évoque sa mission éducative pour négocier une exemption de taxes municipales17. Elle adopte la même attitude en 191218.
Son fonctionnement est régi par des règlements internes19. Sur le plan individuel, ils définissent les critères pour devenir membre. Le coût d’adhésion est fixé à cinq dollars par année. Sur le plan de l’organisation, ils décrivent la structure du conseil, les différents postes à pourvoir et les types de réunions possibles. Ils lui imposent d’assurer les œuvres d’art exposées. Ils lui permettent aussi d’acquérir et de disposer de biens immobiliers20.
1 « Conformément à l’ordre du jour, les pétitions suivantes ont été lues : […] Du très révérend lord évêque de Montréal , et autres, de la cité de Montréal; demandant un acte d’incorporation sous le nom de l’association des beaux arts de Montréal. », lu le 15 mars 1860, Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 63.
2 « La pétition de l’évêque de Montréal, demandant l’incorporation de l’association des beaux arts de Montréal, n’est pas de nature à exiger la publication d’aucun avis. », énoncé le 20 mars 1860, Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 82.
3 « L’ordre du jour pour la seconde lecture du bill pour incorporer l’association des beaux arts de Montral, étant lu, Le bill a été, en conséquence, lu une seconde fois, et renvoyé au comité permanent des divers bills privés. »,, lu le 28 mars 1860, Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 121.
4 Le rapport du comité permanent des divers bills privés est présenté le 29 mars 1860 : « M. Dunkin, du comité permanent des divers bills privés, a présenté à la Chambre le troisième rapport du dit comité, lequel a été lu comme suit: […] Bill pour incorporer l’association des beaux-arts de Montréal. » Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 126-127. Il est examiné le 2 avril 1860 : « La Chambre, en conformité de l’ordre, s’est formée en comité sur le bill pour incorporer l’association des beaux-arts de Montréal, et après y avoir siégé quelque temps, M. l’Orateur a repris le fauteuil; et M. Carling a fait rapport que le comité avait examiné le bill, et lui avait enjoint d’en faire rapport sans aucun amendement. Ordonné, Que le bill soit lu la troisième fois demain. » Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 143. Christopher Dunkin est le député de Drummond et Arthabaska. Voir site de l’Assemblée nationale. (à compléter)
5 « Un bill pour incorporer l’association des beaux-arts du Montréal a été, en conformité de l’ordre, lu la troisième fois. Résolu, Que le bill passe. Ordonné, Que le greffier porte le bill au Conseil Législatif, et demande son concours. », lue le 3 avril 1860, Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 150.
6 La première lecture au Conseil légistalif se déroule le 12 avril 1860 : « Un message de l’Assemblée Législative par son Greffier, avec un bill intitulé: « Acte pour incorporer l’association des beaux arts de Montréal, » auquel elle demande le concours de cette Chambre. Le dit bill a été lu la première fois. Sur motion de l’honorable M. Ferrier, secondé par l’honorable M. Leslie, il a été Ordonné, que le dit bill soit lu la seconde fois lundi prochain. », Journaux du Conseil législatif de la Province du Canada. 1860, p. 104. La seconde lecture se déroule le 16 avril 1860 : «« L’ordre du jour étant lu pour la seconde lecture du bill intitulé: » Acte pour incorporer l’association des arts de Montréal. » Sur motion de l’honorable M. Ferrier, secondé par l’honorable M. Leslie, il a été Ordonné, que la quarante-neuvième règle de cette Chambre soit suspendue, en autant qu’elle a rapport à ce bill, et qu’il soit lu la seconde fois présentement. Le dit bill a été alors lu la seconde fois en conséquence. Ordonné, que le dit bill soit renvoyé à un comité spécial composé des honorables Messieurs Ferrier, Leslie et Sir E. P. Taché, qui s’assembleront et s’ajourneront à loisir. », Journaux du Conseil législatif de la Province du Canada. 1860. p. 117.
7 « L’honorable M. Ferrier, du comité spécial auquel a été renvoyé le bill intitulé: « Acte pour incorporer l’association des arts de Montréal, » a fait rapport qu’il avait examiné le dit bill en entier, et l’avait chargé d’en faire le rapport sans amendement. Sur motion de l’honorable M. Ferrier, secondé par l’honorable M. Leslie, il a été Ordonné, que le dit bill soit lu la troisième fois, demain. », examen en comité réalisé le 17 avril 1860, Journaux du Conseil législatif de la Province du Canada. 1860, p. 120.
8 « Conformément à l’ordre du jour, le bill intitulé: « Acte pour incorporer l’association des arts de Montréal, a été lu la troisième fois. La question a été mise, ce bill passera-t-il? Elle a été résolue dans l’affirmative. », troisième lecture au Conseil législatif réalisée le 18 avril 1860, Journaux du Conseil législatif de la Province du Canada. 1860, p. 125.
9 « Le Greffier du Conseil Législatif a remis à la barre de la Chambre le message suivant: Le Conseil Législatif a passé les bills suivants, sans aucun amendement: […] Bill intitulé : « Acte pour incorporer l’association des beaux-arts de Montréal. » », adopté le 18 avril 1860, Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 211.
10 Le parlement est d’abord convoqué devant le gouverneur général : « Message de Son Excellence le Gouverneur Général, par René Rimber, écuyer, gentilhomme, huissier de la verge noire: M. L’ORATEUR, Son Excellence le Gouverneur Général désire la présence immédiate de cette Honorable Chambre dans la salle des séances du Conseil Législatif. En conséquence, M. l’Orateur et la Chambre se sont rendus dans la salle des séances du Conseil Législatif; et étant de retour, M. l’Orateur a fait rapport que conformément aux ordres de Son Excellence le Gouverneur Général, la Chambre s’était rendue auprès de Son Excellence dans la salle des séances du Conseil Législatif, où il avait plus à sont Excellence de donner, au nom de Sa Majesté, la sanction royale aux bills publics et privés suivants: […] Acte pour établir l’association des arts de Montréal. », Journaux de l’Assemblée législative de la province du Canada. Du 23 février au 19 mai 1860, p. 233. Ensuite, la sanction royale est donnée : « Son Excellence le très honorable Sir Edmund Walker Head, baronnet, l’un des membres du très honorable conseil privé de Sa Majesté, Gouverneur Général de l’Amérique Britannique du Nord, et Capitaine Général et Gouverneur-en-Chef dans et sur les provinces du Canada, de la Nouvelle-Ecosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Isle du Prince Edouard, et vice-amiral d’icelles, etc., etc., etc. Etant assis dans le fauteuil, sur le trône. L’Orateur a ordonné au gentilhomme huissier de la verge noire, d’informer l’Assemblée que » c’est le plaisir de Son Excellence, qu’elle se rende immédiatement auprès d’elle dans cette Chambre. »Laquelle étant venue avec son Orateur. Le Greffier de la couronne en chancellerie a lu les titres des bills à être passés, comme suit: […] Acte pour incorporer la société des arts de Montréal. […] La sanction royale a été prononcée sur chacun de ces bills séparément, par le Greffier de cette Chambre, comme suit: » Au nom de Sa Majesté, Son Excellence le Gouverneur Général santionne ce bill. » L’Assemblée Législative s’en étant allée, il a plu à Son Excellence de se retirer. », Journaux du Conseil législatif de la Province du Canada. 1860, p. 137-138.
11 Une copie de ce testament est conservé au service des Archives du Musée des beaux-arts de Montréal.
12 Point 43 du testament de Benaiah Gibb rédigé le 11 mai 1877, conservé au service des Archives du Musée des beaux-arts de Montréal.
13 Point 44 du testament de Benaih Gibb du 11 mai 1877.
14 « [The Council] has also great pleasure to announce that Mr. Gibb has bequeathed to the City of Montreal represented by this Association + subject to its management the whole of his very valuable collection of Paintings + Bronzes, which are valued at sixty-five thousand dollars, […] », réunion du conseil d’administration de l’AAM, 13 décembre 1877, conservée dans Annual Meetings / General Meetings, January 1860 – Novembre 1954, p. 60-61.
15 « Alderman Mercer, Alderman Nelson, who with Alderman Hood attended by invitation, as representatives of the City of Montreal, then expressed their satisfaction that Mr. Gibbs Gallery of Fine Arts, had been bequeathed to the Art Association. » Ibidem, p. 64.
16 « Art Association », The Gazette, [décembre 1877], copie de l’article conservée dans les spicilèges du Musée des beaux-arts de Montréal.
17 « Early last year a petition was addressed to the municipal authorities, praying them to relieve the buildings of the Association, upon the ground that the institution is purely educational in its character. The representations of your Council were favourably received, and it was decided that the gallery fo the future shall be exempt from assessment. ». Voir « Art Association », Montreal Herald and Daily Commerce, 23 janvier 1889, copie conservée dans les spicilèges de l’AAM.
18 Rosalind M. Pepall, Construction d’un musée Beaux-Arts. Montréal 1912. Building a Beaux-Arts Museum, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1986, p.84.
19 Les règlements internes sont adoptés lors de l’assemblée du 17 février 1860. Voir Annual Meetings / General Meetings, January 1860 – Novembre 1954, p. 8-15.
20 Le Montreal Witness en profite pour rappeler que l’église romaine catholique devrait être soumise à certaines restrictions sur le développement des lots immobiliers : « A Bill to incorporate the Art Association of Montreal contains the actual occupation clause and requires the corporation to realize any real estate bequathed to it within five years. It has not the six months’ clause, which should be inserted in order to allow no dangerous precedent to the Church of Rome. » « Acts of Incorporation », Montreal Witness, Commercial Review and Family Newspaper, 25 avril 1860, p.261.