Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.


3.2.2 Dépasser la visite du Prince de Galles comme événement fondateur

Ainsi, l’adéquation n’est pas parfaite entre la création de l’AAM et la visite du Prince de Galles. Afin de la comprendre, il importe de s’attarder aux objectifs fixés par l’association artistique au début de l’année 1860.

Une figure incontournable est le photographe William Notman. En effet, la rencontre exploratoire de janvier se déroule dans ses locaux. En outre, il sera un membre fondateur de l’association, participera aux premières expositions et sera longuement impliqué au sein de l’AAM. À ce moment de sa carrière, il est très actif dans le milieu artistique montréalais. En 1858, il a reçu sa première commande d’envergure alors que la Compagnie de chemin de fer du Grand-Tronc lui demande de photographier l’évolution des travaux du pont Victoria1. L’invitation lancée au Prince de Galles pour inaugurer cet ouvrage de génie civil ne peut que l’intéresser. Lorsqu’elle sera acceptée, il présentera le cadeau officiel du gouvernement du Canada au prince héritier de la couronne, soit une série de photographies conservées dans deux albums en cuir, reliés en or, rangés dans un coffret d’érable2. Par ailleurs, ce cadeau lui permettra d’obtenir le titre de « photographe de la Reine »3. Le studio Notman est aussi représenté à cette première rencontre par le peintre Charles Jones Way.

Malgré l’intérêt certain de William Notman pour la visite du Prince de Galles, ramener la création de l’AAM à cet événement nous paraît réducteur. Plutôt, elle s’inscrit dans une réflexion plus vaste autour des questions de l’éducation et de la place des beaux-arts dans la société montréalaise. L’arrêt royal dans la métropole canadienne paraît avoir catalysé cette réflexion. Si la puissance industrielle enorgueillit les Canadiens, certains se questionnent sur le domaine de l’esprit. L’idée de créer une association dont la mission serait artistique reçoit un écho favorable dans la presse à la manière de cette position exprimée dans le Pilot :

Some attempt, worthy of the progress of the country, to develope [sic] a taste for the Fine Arts, has been one of its urgent wants. Such an association has been for some time needed. And we trust that its being deferred until society is ripe for its reception, will conduce, all the more, to its success. A due attention to the Arts must exercise a highly beneficial influence in a growing country; and we doubt not that such an association, if well sustained and directed, as we trust it will be, will exercise a highly important function in the advancement of Canadian civilization. In a country, however, where such things are new – where th first step has to be taken, – the nefits resulting from it are not so obvious as in institutions bearing more directly upon social evils. But let any one who asks the question, « What good will it do? » consider – That every thing which has the effect of ripening our tastes – of elevating the intellectual above the lower and grosser tendencies – raises us in the scale of rational and intelligent beings, and furnishes a check upon th degrading influences common to large communities. That Associations like the present place within our reach means and opportunities of forming an acquaintance with works of art, and cultivating an appreciation of them, which are denied to us in our individual capacity, and such as will not only add to the reputation and attraction of our city in the eyes of others, but provide for our own benefit – an acquisition of the highest class of those amusements and recreations which every one allows to be necessary, and in which even the most utilitarian are glad to relac. There is no doubt Canada numbers among her population, in common with other countries, men of genius. That, as she as produced men distinguished in others walks of life, so the material exists from which she may give to the world, shining lights in the sphere of art, who may reflect honor on her name, and it is as a duty to foster sany indications of genius within her bosom. Hitherto such, if such there be, have existed in common to themselves, or without the opportunity of bringing their hidden talents to the light. The consideration of this should form a part, and not an unimportant part of the scheme of this Association, and we trust it will not be overlooked4.

À Londres, l’initiative coloniale reçoit un appui similaire :

The necessity of such a society has long been felt by the colonists, for the progress of the country in wealth and political power has had the effect of directing the minds of the people towards Art as an evidence of their improved social position, and as a mean of increasing those engagements which result from a high state of civilization5.

En ce sens, le dominion n’est pas différent de la métropole britannique où une telle question motive la création de nombreux musées6. Ce sentiment transcende aussi les sphères linguistiques.

Ainsi, au moment où l’AAM se constitue, l’Institut Canadien-Français sollicite des essais autour de cette même question. Le sujet précis est exprimé en ces termes : « Quels sont les meilleurs moyens d’encourager les Beaux-Arts au Canada ? »7. L’initiative de l’abbé Joseph Chabert autour de l’Institution des beaux-arts appliqués à l’industrie peut s’inscrire dans un questionnement similaire8. Toutefois, dans le milieu francophone, l’initiative la plus importante demeure celle de l’Institut Canadien9.

1 Voir l’entrée sur William Notman dans le Dictionnaire biographique du Canadaainsi que les ouvrages de Stanley Triggs et du Musée McCord consacrés au photographe.

2 Id.

3 Id.

4 The Pilot, 24 janvier 1860 (édition du soir), p.2.

5 Art Journal, cité par Dennis Reid dans Our Own Country Canada, p.16.

6 Sur ce sujet, voir Amy Woodson-Boulton, Transformative Beauty : Art Museums in Industrial Britain, Standford (CA), Stanford University Press, 2012.

7 « Concours sous le patronage de l’Institut Canadien-Français », publicité parue dans La Minerve, 15 mars 1860, p.3.

8 Sur une exposition plus tardive de l’abbé Chabert, voir « Beaux Arts. », La Minerve, 5 janvier 1871, p. 2.

9 Sur le projet de musée de l’Institut Canadien, voir Laurier Lacroix, « Le musée de l’Institut canadien de Montréal (1852-1882), un projet inachevé », Les Cahiers des Dix, 2010, no.64. Sur l’Institut Canadien de Québec, voir le numéro hors série de Cap-aux-Diamants en 1998.