Entre 2011 et 2019, j’ai travaillé sur un doctorat interuniversitaire en histoire de l’art. Je place ici le brouillon de ma thèse. Vous pouvez consulter le plan complet du projet et une description de mon parcours. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un brouillon.
1.3 Problématique
Le bilan historiographique permet d’affirmer que ces expositions n’ont jamais constitué un objet d’étude. Plutôt, elles ont surtout servi à éclairer les activités des collectionneurs montréalais et, dans une moindre mesure, de l’AAM. Pourtant, leur insertion dans une séquence numérotée, l’identification de six caractéristiques et leur transformation entre 1860 et 1914 pointent vers la présence d’un phénomène méritant d’être analysé. La problématique se construit en trois temps. Dans un premier moment, il s’agit de faire émerger la « Loan Exhibition » comme objet d’étude. Leurs six caractéristiques déjà identifiées servent de point de départ à la réflexion. En les comparant avec les expositions similaires, nous arrivons à la conclusion que le recours fréquent à cette modalité d’exposition est particulier à la situation montréalaise. La première partie de notre thèse est consacrée à cet aspect.
Dans un deuxième moment, l’attention se déplace vers l’AAM. Le bilan historiographique relève qu’elle est rapidement assimilée à un musée. Or, nous devons l’insérer dans sa réalité historique afin de comprendre son recours aux « Loan Exhibitions ». En particulier, sa mission éducative et sa structure associative doivent être mieux documentées. Nous nous attardons à ces considérations dans la seconde partie.
Noyau de la thèse, le dernier moment s’organise autour de l’agencement entre ces deux parties. Il s’agit de comprendre les raisons pour lesquelles l’AAM a eu recours d’une manière particulière à ce type d’exposition durant une si longue période. Afin d’y répondre, nous alimentons la réflexion par un concept emprunté à la sociologie des institutions. Il est indéniable qu’en 1914, l’AAM a subi un processus d’institutionnalisation. Elle s’est installée progressivement dans le milieu artistique montréalais. Le développement de ses activités et les constructions successives de ses pavillons en témoignent. La question devient plus complexe lorsqu’il s’agit de situer un moment précis à partir duquel l’AAM peut être considérée comme une institution. Il est possible de choisir l’acte de fondation de 1860 comme point de départ puisqu’il organise l’ensemble de ses activités. Une alternative se trouve dans l’érection du premier bâtiment au Square Phillips puisqu’il l’installe physiquement et durablement dans le paysage montréalais. La constitution d’une collection permanente pourrait être un autre point de départ. Enfin, sur le plan des expositions, l’organisation du premier Salon du Printemps peut aussi être vu comme le moment où l’AAM institutionnalise sa relation avec les artistes canadiens contemporains. À ces possibilités s’ajoutent les questions de la bibliothèque, des conférences et des cours artistiques. Or, la définition d’une institution constitue un problème majeur en sociologie. Dans son ouvrage de synthèse, Virginie Tournay le résume en ces termes :
Le caractère flou et polysémique du terme institution ainsi que la pluralité des grilles de lecture présentée dans cet ouvrage, mettent à mal les tentatives de taxinomie de cet objet complexe. On note une grande diversité des modes de classification des institutions qui peuvent être rapportées à leur domaine disciplinaire (économique / politique / sociale / religieuse), à leur type de reconnaissance sociale (formelle / informelle), à leur format de coordination qui structure la vie sociale (endogène / exogène), à la nature de leur transaction (privée / publique), à leur degré d’inclusion dans des grands ensembles (fondamentale / secondaire) ou à leur échelle d’investigation (sociale / spirituelle)1.
À partir de quel moment l’AAM peut-elle être considérée comme une institution? Nous avons choisi de ne pas trancher cette question. Bien qu’elle soit importante en sociologie des institutions, elle est apparue secondaire dans cette recherche.
Plutôt, la réflexion a été alimentée par la notion de proto-institution et de son institutionnalisation. La proto-institution se définit comme un ensemble de nouvelles pratiques, règles et technologies qui dépassent le niveau de la relation interpersonnelle pour se diffuser durablement dans un milieu donné2. Toutefois, l’étude de ce type d’organisation et de son émergence dans un milieu pose des problèmes importants. Eva Boxenbaum les résume clairement :
The transformation process from proto-institution to institution tends to be long and complex, as indicates the substantial literature on institutional change processes. A broad range of studies investigates this transformation process, yet only few of them examine the emergence of a proto-institution, that is, the bringing into existence of a new practice, rule or technology. One exception is a study showing intra-organizational, collaborative relationships to be important for the development of new practices (Lawrence, Hardy & Phillips, 2002). Another exception is a study suggesting design to be crucially important for the field-level adoption of a new technology (Hargadon & Douglas, 2001). Both studies illuminate how an innovation, whether a practice or a technology, becomes a proto-institution. They remain silent, however, on the micro-dynamics of the innovation process itself. How is a new practice, rule or technology brought into existence in the first place, before it diffuses and is enacted outside the innovative setting? And what drives this innovative process? Empirical studies on the micro-dynamics of innovation appear to be absent from the institutionalist literature. While other literatures may be evoked to explain innovation, the proposed explanation must be compatible with the institutionalist premise that « institutions always exist prior to any attempt by the actors to introduce change, and will therefore shape the process of change » (Burns & Scapens, 2000: 11). A plausible explanation for the lack of empirical research on the genesis of a proto-institution is that researchers require an enormous amount of luck to recognize an emerging institution and collect relevant data on ongoing interactions (Barley & Tolbert, 1997). Empirical studies rely mostly on retrospective accounts and archival data, though these data sources are deemed insufficient because individuals seldom remember and organizations rarely record the micro-processes of human interaction (Barley, 1986). Consequently, our insight into the making of a proto-institution is largely confined to deductive conceptualizations of this process3.
Notre thèse défend l’idée qu’en 1860, l’AAM est une association artistique qui se rapproche d’une proto-institution. Elle adopte une mission éducative qu’elle n’abandonnera jamais. Entre 1860 et 1914, elle subit un processus d’institutionnalisation. Nous soutenons que ce processus est marqué d’une façon importante par l’ouverture de bâtiments permanents en 1879, 1893 et 1912. À chacune de ces étapes, l’AAM revoit ses activités. Certaines d’entre elles paraissent s’installer durablement dans le temps comme l’exposition annuelle du printemps consacrée aux artistes canadiens ou les cours artistiques. La fonction de la « Loan Exhibition » est aussi revue à ces occasions. Or, à chacun de ces moments, elle perd en importance. Elle passe d’événement unique de l’association à simple service aux membres avant de tomber en désuétude. En résumé, la « Loan Exhibition » ne survit pas au processus d’institutionnalisation de l’AAM.
En bref, la problématique autour de la place des « Loan Exhibitions » au sein de l’AAM repose sur trois concepts aux contours flous. D’abord, la « Loan Exhibition » comme modalité d’exposition est peu étudiée. Le défi consiste à la définir comme objet d’étude. Ensuite, l’association artistique comme acteur demeure imprécis. Sa mission, son organisation interne, son rôle social et ses activités restent à préciser en histoire de l’art canadienne. Enfin, l’institutionnalisation d’une association artistique demeure mal connue. En conséquence, un important travail documentaire est nécessaire afin de cerner chacun de ces concepts.
1 Virginie Tournay, Sociologie des Institutions, Paris, Presses universitaires de France, collection Que Sais-je?, 2011, p.105.
2 « […] new practices, rules and technologies that transcend a particular collaborative relationship and may become new institutions if they diffuse sufficiently » dans Thomas B. Lawrence, Suddaby Roy et Bernard Leca, Institutional Work. Actors and Agency in Institutional Studies of Organizations, Cambridge (Royaume-Uni), Cambridge University Press, 2009, p. 281.
3 Eva Boxenbaum, The Emergence of a Proto-Institution, Working Paper, 2004, Institut for Organisation Og Arbejdssociologi, Copenhague, p. 1-2. Les études citées par l’auteure sont Thomas B. Lawrence, Suddaby Roy et Bernard Leca, op. cit.; A. B. Hargadon et Y. Douglas, « When Innovations meet institutions: Edison and the design of electric light », Administrative Science Quarterly, no. 46, p. 476-501; J. Burns et R. W. Scapens, « Conceptualizing management accounting change: an institutional framework », Management Accounting Research, no. 11, p. 3-25; S. R. Barley, « Technology as an occasion for structuring: evidence from observations of CT scanners and the social order of radiology departments », Administrative Science Quarterly, no. 31, p. 78-108; S. R. Barley et P. S. Tolbert, « Institutionalization and structuration: Studying the links between action and institution », Organization Studies, vol. 18, no. 1, p. 93-117.