En février 2010, le Club des collectionneurs en arts visuels de Québec s’entretenait avec Françoise Sullivan et Marcel Barbeau chez Lacerte Art contemporain. Animant un blogue à l’époque, j’avais rédigé ce compte rendu. Je le rends disponible tel qu’il était rédigé à ce moment.

Vendredi soir, Françoise Sullivan était l’invitée du Club des collectionneurs en arts visuels de Québec chez Lacerte Art contemporain. Ce regroupement a organisé une série de trois conférences pour signaler les cinquante années écoulées depuis le décès de Paul-Émilie Borduas.

Francoise Sullivan et Me Marc Bellemare à la galerie Lacerte art contemporain, février 2010

Pour ceux et celles qui l’ignoreraient, Françoise Sullivan est l’une des signataires du manifeste Refus global. Ce texte constitue l’un des documents majeurs dans l’histoire de l’art du Québec. Publié en 1948, il mène une charge à fond le train contre l’esprit de l’époque, surtout contre la poigne de fer que le clergé maintient sur le peuple québécois. Sa constante réactualisation dans le discours des artistes lui a valu une renommée qui perdure.

La conférence Paul-Émile Borduas, mon ami mon mentor était animée par Me Marc Bellemare, ancien politicien mais surtout grand collectionneur des oeuvres des Automatistes.

Madame Sullivan a débuté en soulignant la qualité des tableaux présentés chez Lacerte, mentionnant qu’il s’agissait d’oeuvres rarement vues ensemble. Elle a enchaîné en parlant de son intérêt pour la danse, un intérêt qui a fait partie de sa vie depuis son enfance. Elle a aussi mentionné les difficultés vécues dans son village des Escoumins dans les années 1940 puisque le curé ne permettait pas de danse dans sa paroisse.

Son plus grand désir était de devenir artiste. Elle avait 15 ans lorsqu’elle a commencé sa formation à l’École des beaux-arts. Elle suivait des cours de modelage, le soir. Son enseignement se faisait autour de modèles en plâtre; elle avait six après-midis pour réaliser un dessin au fusain.

Sa première rencontre avec Borduas s’est effectuée en novembre 1941. À l’École des beaux-arts, elle consultait des livres dans lesquels se retrouvaient des reproductions de peintures du XIXe siècle. Son peintre préféré était Pierre Bonnard et elle s’était mise à peindre chez elle. Lors d’une exposition de peinture à laquelle participe Pierre Gauvreau, Sullivan assiste à la remise d’un prix par Borduas. Guy Viau sert alors d’intermédiaire pour faire circuler les numéros de téléphone. Un mardi soir, Françoise Sullivan va chez Paul-Émile Borduas en compagnie de Louise Renaud, Madeleine Desroches et Adrien Villandré.

Borduas leur présente ses tableaux un par un. Il décrit la manière avec laquelle il les a réalisés. Il déclare avoir mis une touche, sans préconception de ce qu’il allait peindre. Le tableau se forme au fur et à mesure, l’organisation de construisant après les couches initiales. Borduas leur parle des Surréalistes, d’André Breton, du Minotaure, de l’écriture automatique. Pour lui, les toiles ne sont pas comme des rêves. Il présente le livre de Pierre Mabille sur les civilisations qui connaissent une phase de décadence.

Pour Françoise Sullivan, il s’agit d’un nouveau discours qui lui permet de sortir de l’académisme alors qu’elle n’a pas encore 20 ans. Au sortir de l’appartement, c’est l’euphorie dans le petit groupe.

La seconde rencontre avec Borduas a lieu quinze jours plus tard. Elle se produit avec d’autres jeunes étudiants en provenance du collège Brébeuf. Françoise Sullivan a mentionné, sourire en coin, que Pierre Elliot Trudeau se trouvait dans le lot. Durant cet entretien, Borduas montre comment il faut lire une oeuvre d’art. Selon lui, ce qui est senti, c’est ce qui n’est pas académique.

À partir de l’année suivante, il construit sa maison à Saint-Hilaire, ce qui ne facilite pas les contacts. Françoise Sullivan rencontre Fernand Leduc, qui possède son propre atelier, puis Jean-Paul Mousseau. Les portes des ateliers sont souvent ouvertes et les échanges sont nombreux. L’entraide est présente, les livres circulent.
En février 1948, elle participe à une conférence où elle émet ses idées sur la danse. Les mouvements y sont façonnés comme les idées dans la peinture automatiste. Elle chorégraphie Ballant, une danse qui tient complètement dans le seul signe du ballant.

À la fin de février, elle réalise Danse dans la neige. En compagnie de Gauvreau et de Jean-Paul Riopelle, armés d’une caméra 16mm, habillée d’une jupe de pratique réalisée à la main, elle réalise sa danse dans la neige, spontanément.

Les films de cette chorégraphie seront perdus définitivement par Maurice Perron, suite à des problèmes avec son propriétaire. Celui-ci, en effet, mettra les effets personnels de Perron sur le trottoir à cause d’un loyer non payé. Les films s’y trouvant, ils seront perdus à tout jamais. Tout ce qu’il nous reste de ce moment est constitué par une série de photographies.

Borduas assistera à un spectacle de danse de Sullivan et Jeanne Renaud. On retrouvait Riopelle à l’éclairage, Gauvreau récitant un poème, Mousseau aux costumes et autres objets et Pierre Mercure à la musique. Pour Borduas, la danse était un art vivant, intéressant, mais il se disait surtout préoccupé par la peinture.
En août 1948 est lancé Refus global. Ce devait être un texte accompagnant une exposition de peinture qui a été annulée. Le premier essai sera lu en public. Le texte de Bruno Cormier est qualifié par Françoise Sullivan de beau texte, encore aujourd’hui. Quant à son propre essai, intitulé La danse et l’espoir, elle le trouve désormais mal écrit.

Certaines personnes proches du groupe ont refusé de signer le manifeste. Guy Viau, entre autres, n’aurait pas aimé la charge trop forte contre la religion. Yves Lagnier aurait également refusé de signer, tout comme le président du Parti communiste de l’époque qui gravitait autour des Automatistes.

Elle-même, elle déclare avoir hésité à signer. Si elle se sentait proche de ses camarades depuis sept ans, ses hésitations provenaient de sa relation avec ses parents, plutôt religieux. D’ailleurs, la réception a semblé mauvaise dans sa famille.
Selon Françoise Sullivan, le manifeste a fait beaucoup de bruit lors de sa publication. Borduas se doutait que ce pourrait être le cas et il en paiera le prix le plus élevé. Il perdra son travail d’enseignant, sa femme le quittera, il tombera malade peu après, puis il quittera pour New York.

Aujourd’hui, il reste de Borduas son texte et sa peinture. Pour Sullivan, la lecture d’extraits du Refus global lors du Moulin à paroles l’été dernier à Québec fut l’un des moments les plus touchants de sa vie. Selon elle, le Québec n’en fait pas assez pour reconnaître l’importance de cet artiste.

Il s’agit là des grands traits de la conférence donnée par Françoise Sullivan. L’événement a été filmé, pour en conserver souvenir, tout comme le seront les deux autres conférences à venir.

J’ai posé deux questions à madame Sullivan, esprit curieux que je suis.
Je lui ai d’abord demandé la place qu’occupaient les gouaches chez Borduas. Au début des années 1940, Borduas a réalisé des gouaches exceptionnelles dans lesquelles il laisse vagabonder son esprit selon une approche automatiste. Françoise Sullivan a mentionné que ces gouaches étaient effectivement moins organisées que les peintures à l’huile.

Dans un second temps, je lui ai aussi demandé s’il y avait des points sur lesquels elle était moins en accord avec Borduas. Après un moment de réflexion, elle m’a répondu qu’elle était « tout à fait d’accord avec Borduas ».